Saisir le monde

« Rien n’existe dans notre intelligence qui n’ait été dans nos sens »

Démocrite

Toutes ces recherches scientifiques sur l’ouïe, la vue, le toucher, l’odorat, et le goût ont un sens. En effet, c’est par le biais de nos sens que nous sommes capable de comprendre le monde qui nous entoure. Dès la naissance, les êtres vivants prennent connaissance du monde et des autres par le biais de leurs sens puis en tirent des concepts, des notions, c’est-à-dire qu’ils sont capables de mettre des mots sur ce qu’ils ressentent. Par exemple, en ce qui concerne le toucher, un nouveau-né ne sait pas ce qu’est la douceur a priori. Ce n’est que lorsqu’il aura touché quelque chose de doux, qu’il sera capable de saisir ce concept.

Ainsi, c’est le toucher qui permet à un être de distinguer différentes matières, textures et formes. C’est la vue qui nous fait discerner les couleurs, les profondeurs, la luminosité et les formes. L’odorat qui nous permet de détecter des substances dangereuses, ou bien de reconnaître une odeur agréable. Le goût implique la connaissance des saveurs telles que l’acide, l’amer, le salé, et l’umami. Enfin, l’ouïe nous permet de percevoir l’intensité, la tonalité, la distance et la justesse d’un son.

Comme nous venons de le voir plusieurs sens peuvent avoir des fonctions similaires telles que le toucher et la vue nous permettent de discerner les formes. Ou alors, nous sommes capables de détecter une eau de mer très salée par le goût ou bien par l’odorat. C’est alors que l’on remarque que les cinq sens sont étroitement liés et qu’ils sont complémentaires. C’est grâce à ces propriétés que nous parvenons à une vision complète du monde.

Prenons l’exemple d’une orange :

  • l’œil nous indique qu’elle est orange, ronde et lisse
  • la main confirme cette perception de formes et de texture, c’est-à-dire, ronde et lisse, et détermine qu’elle est juteuse
  • le nez révèle que l’orange est sucrée et acide
  • le goût appuie ce diagnostique
  • l’ouïe nous permet de percevoir ce jus

La synesthésie est une manière différente de percevoir le monde, puisque c’est une condition spécifique qui implique des liens spéciaux entre les sens. On parle de synesthésies lorsque la stimulation d’un sens est perçue par un autre sens, sans que ce dernier sens n’ait été stimulé.

En d’autres termes, c’est lorsque des expériences « sensorielles » s’additionnent à une expérience d’une autre caractéristique. Un synesthète peut associer un chiffre à une couleur, ou encore voir des couleurs en écoutant de la musique, d’autres associeront un toucher à un son, des mots à un goût, des images à des odeurs.

Charles Baudelaire était un synesthète, il a d’ailleurs écrit des poèmes faisant référence à la manière dont les sens peuvent se mêler:

Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, 
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Il est également possible de retrouver des exemples de synopsies chez des artistes peintres et musiciens.

 « L’essence originelle de la couleur est une résonance de rêve, une lumière devenue musique »

Johannes Itten (1888-1967) dans l’Art de la Couleur
Peintre et enseignant Suisse, professeur au Bauhaus Weimar

La synopsie est une forme particulière de synesthésie où les personnes ont des sensations colorées en entendant des sons. Ces analogies sensorielles entre la musiques et les sensations visuelles ont ainsi généré un vocabulaire parfois similaire pour décrire les sons et les couleurs, tels que : chromatisme ( cercle chromatique et gamme chromatique), ton, tonalité, accords, nuances, harmonie, gammes…   

Par exemple, Vassily Kandinsky (1866-1944) peintre et théoricien d’art français d’origine russe et ancien professeur au Bauhaus, qui était également un grand mélomane décrit dans son ouvrage théorique Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (écrit en 1910), des exemples de ce qu’il nomme « l’Audition Colorée » dans lequel il associe des teintes avec un timbre instrumental :

  •  »    Jaune : cette couleur qui tend fortement vers les sonorités légères peut donner un pouvoir et une intensité intolérable pour l’œil et les sens […], elle sonne comme le grondement fort d’une trompette ou comme une fanfare dans un registre très haut.
  •     Orange : cette couleur sonne comme une cloche d’église d’une hauteur moyenne sonnant l’Angélus ou comme une voix riche de contralto ou encore un alto jouant largo.
  •     Rouge : musicalement elle rappelle la sonorité d’une fanfare avec des interventions du tuba – une sonorité persistante, imposante, forte… Le vermillon sonne comme le tuba et des parallèles peuvent être établis avec des percussions puissantes.
  •     Rose–violet, rouge froid : sonne telle la joie juvénile, comme le visage frais et pur d’une jeune fille. Cette image peut aisément donner une expression musicale par la sonorité claire et chantante du violon.
  •     Violet : elle ressemble au cor anglais, et dans son intensité les tons graves des instruments à vent en bois (le basson par exemple).
  •     Bleue : en termes musicaux le bleu clair est comme la flûte, le bleu foncé comme le violoncelle, et en descendant encore comme les sonorités merveilleuses de la contrebasse ; dans son côté le plus solennel, le son du bleu est comparable à l’orgue basse.
  •     Vert : le vert se caractérise le mieux en le comparant à la sonorité tranquille méditative du violon. »
source : indexgrafik

Il met cela en application dans un cycle d’œuvres scéniques « totales » mêlant musique, ballet, jeu scénique et peinture : « La Sonorité jaune » (1909), « Sonorité verte » (1909), « Noir et blanc » (1909) et « Sonorité Violette » (1913).